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Raymond Tournier

 

 

J’étais né pour être gaulliste. Orphelin de mère à l’âge de 3 ans et de père à 12 ans, me voici pupille de la nation, adopté par l’Ecole Militaire des Andelys (Eure) Mon père, officier de l’Armée de l’Air au 33ème Régiment d’aviation stationné alors à Wakernheim, en occupation en Rhénanie, était réformé à 100%. Il ne put survivre à ses handicaps de la guerre 14-18. L’Ecole Militaire des Andelys, malgré une discipline juste, n’en était pas moins dure et pénible pour un « gamin ».  Revêtus de l’uniforme des Enfants de Troupes aux boutons de cuivre que nous astiquions tous les matins, chaussés de gros brodequins à clous qui blessaient nos jeunes et tendres pieds durant les marches dominicales que nous appelions pompeusement « promenades », nous rentrions à l’Ecole, au pas cadencé en chantant : « mourir pour la Patrie, c’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie… » à douze ans, il faut le faire !

A 18 ans, un ancien camarde de mon père, le colonel Duhard, commandant la 39e Escadre aérienne à Ryack (Liban) à qui je voue une bienveillante reconnaissance, me fit engager dans l’armée de l’air, au titre du personnel navigant et me fit subir, pendant 2 ans, le pelotons successifs, puis celui des Elèves Officiers de Réserve. La déclaration de guerre me surprend alors que breveté navigateur bombardier, je m’entraînais sur le modeste Potez 25 TOE.  Ce n’est qu’en avril 1940 que notre groupe fut équipé du merveilleux Glenn Martin. L’entraînement commença de jour comme de nuit, et, sous les ordres du commandant Ader, fit mouvement de desserrement sur le terrain d’Alep (Syrie) le 5 juin 1940. Le groupe n’effectuera qu’une seule mission de guerre le 16 juin, sur le Glenn Martin N°35 avec l’équipage Peria-Duparchy et moi-même, en qualité de navigateur photographe : mission photos de l’Ile de Crète, véritable porte-avions italien, un vol de 6 heures 30 à 8000m d’altitude. Les qualités du Glenn Martin étaient à l’époque appréciables : puissance et rapidité. La classe italienne qui décollait de tous les coins de l’Ile n’a pu atteindre notre altitude suffisamment tôt.

Les émissions radio nous annonçaient régulièrement les tristes événements de France. Si la consternation et la tristesse envahissaient la totalité du personnel, il y avait le clou des irréductibles qui manifestaient leur désir de continuer la lutte aux côtés des Anglais. Par contre, la propagande vichyste avait rapidement une influence désastreuse et les « mous » de plus en plus nombreux se satisfaisait déjà de « la paix dans l’honneur » du maréchal Pétain. Des mesures draconiennes empêchèrent toutes les envies d’évasion avec un avion en direction de la Palestine. Si bien que je formais un petit groupe avec Rivallant et Wintersdorff pour tenter l’impossible… et cela se termina par notre emprisonnement à la Forteresse d’Alep avec le motif « tentative d’évasion au profit d’une nation étrangère » Après 3 mois de détention, et afin d’éviter toute exécution possible à notre condamnation à mort, nous nous sommes évadés :

Histoire de mon évasion :
Juin 1940, le groupe de bombardement I/39, stationné sur le terrain de la base aérienne d’Alep, équipé de splendide Glenn Martin, n’a pu effectuer qu’une seule mission de guerre le 16 juin 1940 : une mission photos de six heures trente de vol, à 8000 mètres d’altitude, au-dessus de l’île de Crête, plate forme réservée à de fortes concentrations de troupes italiennes, équipages : PERIA-Pilote ; DUPARCHY-Navigateur ; TOURNIER-Photographe. Trois jeunes pilotes : Rivallant, Wintersdorff, Tournier, écoutent la radio, en altitude, à bord des Glenn Martin. Les nouvelles les troublent, et leur ardeur se sent impuissante devant la débâcle catastrophique de la France. Mais l’Angleterre continue la lutte sans défaillance. Leur choix est fait. Pour rejoindre les Anglais en Palestine, l’avion semble être le seul moyen valable. Rivallant, dit « Rigodon », Wintersdorff, dit « Winter » et Tournier prépare en secret ce départ.

Les avions n’effectuent, en cette période de restriction que quelques vols d’entretien et n’ont qu’une heure de vol en carburant, afin d’éviter toute tentative d’évasion. Il est donc nécessaire d’envisager une quantité d’essence supplémentaire. Pour cela, la « mécanique » est mise dans le coup, et nous préparons le complément indispensable. Chaque soir, l’officier mécanicien se fait remettre les biellettes des carburateurs prélevées sur chaque Glenn. Ces biellettes, enfermées soigneusement dans le coffre-fort de son bureau, enlèvent tout espoir de « piquer » un avion. Là encore, plusieurs mécanos nous confectionnent ces pièces indispensables. Deux avions peuvent être prévus pour passer la frontière palestinienne. Rivallant choisit les deux Glenn ayant le plus grand potentiel avant révision. Par contre, le long de la frontière, le peu de DCA risque, malgré tout, d’être un obstacle à un atterrissage sur le terrain prévu d’Haïfa. Wintersdorff, qui parle déjà l’Anglais, se fera connaître auprès de l’ambassade d’Alep, et nous arrivons à nous procurer les fusées nécessaires au signal de reconnaissance. Tout semble bien au point. L’officier de l’Armée de Terre, chargé de la garde des hangars, et qui a sous ses ordres une douzaine de tirailleurs sénégalais, partira avec nous après avoir donné les ordres nécessaires pour ouvrir les lourdes portes métalliques, et sortit les deux Glenn choisis. L’avant veille de ce départ, les « trois mousquetaires » décident d’aller à Beyrouth une dernière fois régler leurs affaires sentimentales.

Dans ces cas particuliers, un bon repas s’impose au fameux et réputé restaurant « LUCULUS », en face du KIT-KAT. Nos voisins de table parlaient Allemand ! Notre serveur « Amed », avec le bakchich habituel, délie sa langue et nous renseigne. Il s’agit de la commission d’Armistice Allemande au Levant, venue accueillir un pilote de la Luftwaffe, « touché » par la DCA anglaise des côtes palestiniennes, et venu atterrir en catastrophe sur le terrain de Beyrouth. Entre pilotes, la conversation s’engage sur un ton orageux. Ils étaient nos ennemis, et comme ils nous le faisaient remarquer, nous étions les vaincus ! Le plus virulent, Rivallant, toise de sa haute taille le pilote allemand, petit bonhomme, et dans l’altercation, avec son talon, lui écrase le bout du pied. L’affaire tourne au vinaigre et devient dramatique ; ils sont douze Allemands, nous ne sommes que trois. La retraite s’impose, rapide, non sans avoir conseillé « Amed », avec humour noir, de leur servir, de notre part, un café à la strychnine.  Il nous faut rejoindre Alep, car demain nous sommes inscrits sur les ordres de vols d’entretien. Nous arrivons au levé du jour.


Stupeur ! Dans nos chambres respectives, des sentinelles avec baïonnettes au canon nous attendent. Nous sommes immédiatement conduits dans le bureau du commandant de groupe, le commandant Ader, qui, paraît-il, se doutait depuis longtemps de nos préparatifs d’évasion.

Nous sommes conduits manu militari à la forteresse d’Alep, en cette belle matinée ensoleillée du 10 septembre 1940. L ’optimisme de nos 20 ans diminue considérablement.

D’inattendus et redoutables ennemis nous attendaient dans cette lugubre forteresse : Les punaises ! Les fissures des murailles en étaient remplies. Avec de la mie de pain, pétrie entre nos doigts, nous cimentons toutes les fissures. Les sales bêtes, la nuit grimpaient au plafond, et bien à la verticale, se laissaient tomber sur nos lits. Il fallait les subir. Enfin, un après midi, le capitaine Guillaume vint nous annoncer que nous devions être conduits en France, sous escorte, pour y être jugés, avec le motif « attentat contre la sûreté de l’Etat ». En effet, l’adjudant chef Aulagnier est chargé de notre transfert de la forteresse d’Alep au port de Beyrouth, où, le bateau « Antélias » doit nous débarquer à Marseille. Ce brave père de famille nous fait jurer de ne pas le compromettre dans une quelconque tentative d’évasion surtout que nous pouvions avoir la certitude, par la suite, de son aide totale. Alors, il refuse les hommes de garde prévus pour ce convoyage, ainsi que les menottes, et, de son étui à revolver, il sort sa pipe et son tabac. Durant le trajet, nous constatons qu’il partage nos opinions, mais que les liens familiaux sont plus forts que les liens patriotiques.

Au port de Beyrouth, nous rencontrons un commandant de réserve ancien de la guerre 14-18, à l’oreille coupée, qui nous remonte le moral : pour lui, être FAFL n’est pas une tare, bien au contraire. Le commandant Pouliquen n’a jamais su, que ce jour là, nous étions tous les trois, désemparés devant l’incertitude de notre destin et que ces quelques mots réconfortants ont été les biens venus.
L’Antélias devait lever l’ancre à 16 heures. Il était 10 heures du matin. Nos petites cervelles grouillaient d’idées d’évasion, mais aucune solution ne nous semblait valable. Il nous faudrait une aide extérieure au port. Si seulement nous pouvions faire prévenir le consulat anglais de Beyrouth de notre arrestation et de notre embarquement sur l’Antélias à destination de Marseille ! Par chance l’officier du port accepta de nous laisser appeler par téléphone notre ami, le beau Pierre Garnier, ce radio de l’armée de Terre et chef du bureau du Haut Commissariat Français de Beyrouth.

Celui-ci, comprenant notre SOS, accourt rapidement, et, entre les fils de fer barbelés et les sentinelles, reçoit la mission de contacter l’Ambassade anglaise afin de lui demander sa protection. Une heure après, il nous apporte une réponse écrite : « Ne tentez aucune évasion, Antélias arraisonné en mer par sous-marin anglais ». Mais, prisonniers à fond de cale, nous n’étions pas au bout de nos peines. Dix minutes avant de lever l’ancre, branle-bas général : la destination de l’Antélias différée, n’était plus la France mais Alger, et tous les passagers à destination de Marseille, prisonniers compris, devaient débarquer. A grandes bousculades, nous nous retrouvons conduits sous bonne escorte dans un bureau du commandant de l’Air, et enfermés à double tour, sous la garde de l’adjudant chef Lefrançois. Lefrançois était un ancien camarade de Rayack que nous avions connu à nos débuts dans l’armée, et le travail se terminant à 17 heures, il nous laissa seuls avec, … un téléphone !

Le problème était d’importance. Si l’Antélias est arraisonné en mer par un sous-marin anglais comme prévu, se réclamant des trois infortunés : Rivalant, Wintersdorff et Tournier, le drame se complique sérieusement à notre égard. Le téléphone fut notre sauveur et l’Ambassade, saisie de notre débarquement intempestif, ne nous a jamais donné de réponse précise, mais l’Antélias n’a pas été arraisonné. Toujours sous bonne escorte, nous sommes ramenés de Beyrouth à Rayack, dans le bâtiment réservé aux arrêts de rigueurs, en face du poste de police, où la discipline, moins rigoureuse nous laissa, dès notre arrivée, beaucoup d’espoir de nous en tirer. Accueillis par un jeune officier de jour, dont le sermon ne réussit pas à nous convaincre, nous maintenons notre décision, malgré qu’il nous dit de toutes les avaries que nous auraient infligées les Anglais, depuis Jeanne d’Arc jusqu’à nos jours. Le bâtiment des arrêts de rigueur de Rayack n’avait rien à voir avec l’imposante et infranchissable forteresse d’Alep, respectable par sa propreté, mais hélas munie de solides barreaux de fer à toutes les issues. Nous sentions l’évasion possible. La chance était avec nous en la personne de notre ami Golay Georges, dit « Geo-Geo ».

« Geo-Geo » terminait 8 jours d’arrêts de rigueur pour s’être rendu sans permission, sur la frontière palestinienne, vers Saida. Cela nous apportant confirmation que tout passage était impossible par voies normales. Golay, libéré, nous étaient un agent précieux. Nous n’étions des prisonniers disciplinaires, et, à Rayack le relâchement à notre égard nous procurait quelques avantages. Si la porte gardée par de solides sénégalais armés restait infranchissable, par contre, la petite fenêtre des WC, au bout du couloir, protégée par trois barres fer, nous semblait un passage possible. Avec son optimisme inébranlable, Golay nous apportait régulièrement de la lecture ou quelques gâteries, et rendait ainsi nos braves sénégalais plus familiers, grâce aux échanges que leur gourmandise de grands gosses appréciait particulièrement, y compris le Pernod défendu par leur religion. Pour scier un des trois barreaux des WC, les lames de scie nous arrivèrent dans un livre, remis à la sentinelle, qui ne manqua pas, évidemment de les laisser tomber sur le sol avec le tintement de sonnerie d’un réveil matin ! De quoi alerter le corps de garde ! Nous n’avions pas un poil de sec. Gentiment, nos trois Sénégalais se précipitèrent pour les ramasser et nous les portèrent avec un magnifique sourire béat ! Nos gentillesses à leur égard étaient récompensées.  Nous avions grâce à ces livres, la mise au point des préparatifs « A 21 heures précises, le lendemain soir, un véhicule de marque Dodge, passerait devant le poste de police, donnerait deux coups de phares et deux petits coups de klaxon, puis irait se placer et attendrait, près du château d’eau, sur le bord de la voie ferrée, juste avant le mess ».


Nous avions le temps matériel de scier un des trois barreaux, permettant le passage, mais les lames de scies, sans monture, attaquant le métal, dans ce bâtiment presque vide faisant caisse de résonance, imitait et s’en méprendre, le braillement d’un âne. Pour camoufler ce bruit, le savon remplaçant la goutte d’huile qui ne suffisait pas. Aussi, alors que Winter limait avec ardeur, les deux autres chantaient faux et fort, le tout créant une cacophonie indéchiffrable.

Entre temps, nous regardions derrière nos barreaux passer le personnel de la base : sous-officiers, hommes de troupe qui nous faisait toujours des signes de sympathie. Un officier osa venir nous parler, le capitaine Tulasne, qui de sa voix lente nous dit : « Vous vous démerdez comme des cons ! ». Effectivement nous n’avions pas l’air malin. Lui, le capitaine Tulasne, qui devint par la suite héros de « Normandie-Niemen », se posait le lendemain, tout simplement avec son Morane 406, en Palestine. Enfin, 21 heures arrivèrent dans la branle-bas de l’appel du soir de la relève des sentinelles, et des sonneries habituelles du clairon… Un bruit sec, le barreau de fer céda sous la poigne de Winter. Ce ne fut pas long, Rogodon, malgré son petit ventre bedonnant par nos semaines d’inaction, passa l’autre côté avec notre aide manuelle à chaque bourrelai, puis les deux autres, comme des anguilles, sautèrent vers la liberté.

Cette liberté n’était pas encore totale, car le camp était entouré de fils de fer barbelé et cette nuit particulièrement illuminée par un clair de l’une comme il en n’existait dans ces pays, ne nous facilitait pas la tâche. Une distance de 200 mètres nous séparait du mur vers l’endroit où Golay aurait dû, préalablement sectionner les fils de fer barbelés. Adoptant l’allure la plus désinvolte possible de trois militaires en vadrouille, nous passons sous les regards bienveillants des sentinelles, qui ne se sont jamais doutées que nous étions en « cavale ». Il fallait écarter les fils de fer barbelés à la main, en force, aucun n’étant comme prévu cisaillé. Golay avait tout simplement oublié ce détail, pourtant important.


Après quelques accrocs à nos vêtements et bien des bruits inutiles qui risquaient de tout gâcher, nous nous précipitâmes dans la grosse voiture américaine qui stationnait bien à l’endroit fixé par madame Kardy, propriétaire d’un grand hôtel de Zahle, une amie, à qui nous devons beaucoup pour sa générosité et son dévouement devant tous les besoins nécessaires à notre évasion. Cinq minutes, dix minutes un quart d’heure, toujours pas de Golay ! Partir sans lui était impensable et pourtant, l’alerte pouvait être donnée d’une minute à l’autre ! ! Enfin des rires, des exclamations se font entendre dans la nuit, c’était Geo-Geo qui arrivait, non pas discrètement comme nous le souhaitons, mais avec une bande de copains venue vérifier ce qu’il racontait, à qui voulait l’entendre : Notre évasion ! Et tout cela à coups de rasades digestives, allongeant son habituelle ardoise jamais étanchée par les mensuelles…

Poignées de mains rapides, échanges de souhaits, le véhicule démarre enfin ! Le chauffeur accompagné par un libanais, costaud comme une armoire à glaces, avait reçu la mission de nous remettre entre les mains de trafiquants de haschich à Rachaya, petit village perdu dans l’Anti-Liban. L’affaire nous semblait donc en très bonne voie… Nous n’étions pas encore au bout de nos peines. Après une vingtaine de kilomètres, un barrage important nous bloquait la route. L’alerte serait-elle déjà donnée ? Une lampe électrique nous dévisage : ce sont des « Askaris » libanais… Echange de conversion avec « le costaud », pas un mot de Français… La barrière s’ouvre… Nous passons ! Etonnés de cette facilité, nous interrogeons notre chauffeur : l’homme qui l’accompagne est un gros bonnet de la police libanaise ! Sous son aisselle gauche, un énorme revolver, à sa ceinture, un poignard de chasseur de fauves. Ce « flic » en civil faisait donc partie de la bande des trafiquants. La suite de notre parcours se passe sans incidents importants. Dans un petit chemin de pierres, la Dodge s’arrête et le chauffeur oriente avec sa lampe électrique des signaux vers quelques habitations accrochées aux flans de la montagne. Immédiatement les même signaux se répètent. La voie est libre, c’est Rachaya, le rendez-vous où convergent les stocks de la marchandise à convoyer.


Après quelques minutes d’attente, de vrais Bédouins antiques burinés par l’air et le soleil, nous prennent en charge et nous conduisent dans une baraque de terre battue, au-dessus d’une écurie.

Le départ vers la frontière n’était décidé que pour le lendemain soir à la tombée de la nuit. Nous pourrions écrire « rien à signaler » pour la journée passée à Rachaya, quoique nous ayons compté une douzaine de Potez 25 survolant les parages, à notre recherche, et un incident pour le moins curieux : un petit caillou entouré d’un papier, lancé de l’extérieur par le volet entrouvert, rebondit sur le plancher de la chambre, sur le papier, en excellent Français, cette phrase : « Avez-vous la monnaie de mille francs ? » Nous n’avons jamais su la provenance de ce caillou. Peu importait, seul comptait pour nous, le départ ! Il arriva enfin. Comme des voleurs, alors que la nuit tombait, nos trois Bédouins, chaussés de bottes impressionnantes nous accompagnèrent, en rasant murs de clôtures, dans un lieu désert, au milieu de la rocaille où, deux mules chargées nous attendaient. Chacun des trois arabes Libanais, un d’une soixantaine d’années, deux plus jeunes, la trentaine environ, portaient quarante à cinquante kilos de marchandise sur leur dos et chaque mulet, deux besaces de cinquante kilos chacune. Tout ce haschich représentait une petite fortune, puisqu’il valait, à cette époque de 1940 : 100 Francs au Liban, 1000 Francs en Palestine, et 10 000 Francs en Egypte.  Nous voilà donc en marche, plein Sud, un par un, comme les Indiens, le vieux ouvrant la marche, suivi des deux mules, puis Winter, Rivallant, Tournier, Golay, et enfin les deux fils du guide.

Le trajet que nous espérions une simple marche, était une véritable escalade dans les rochers, les cailloux, loin de tout sentier praticable.
Pourrions nous y arriver avec nos souliers bas, en cuir fin. Il y avait 52 kilomètres entre Rachaya et Mtouleh, point d’arrivée prévu sur la frontière où nous devions être avant six heures du matin. Aucun arrêt possible, et comme viatique, trois frites pas cuites que nos amis nous offrirent comme objet précieux, mais malgré tout, fort apprécié, et … rien à boire, tous les points d’eau étant sévèrement gardés. En pleine nuit, un coup de feu résonne en échos successifs dans la montagne, à 200 mètres de nous, suivi d’un retentissant : « Halte-là ! ». Tout le monde se jette à plat ventre, alors que le vieillard et les deux mules disparaissent du coin mal fréquenté. Dix minutes se passent dans un silence de mort. Nos pulsations cardiaques se répercutaient dans nos tempes… Puis avec le minimum de bruit, tout doucement nous reprenons notre escalade, tantôt descendante, jamais droite, toujours zigzagant… Nouveau coup de feu, nouveau Halte-là. Mais chose curieuse toujours à une distance respectable de 200 mètres, et ceci 5 fois de suite. Nous avons su, par la suite qu’un Askari (gendarme libanais garde frontière) avait été poignardé la veille et que par prudence, celui là respectait la distance de sauvegarde.

Tout à coup, devant nous une belle route goudronnée à traverser. Dan le fossé, nos deux mules nous attendaient, déjà là, ayant emprunté un autre itinéraire, ce qui laisse penser à quel point nos contrebandiers connaissaient tous les recoins de la montagne. De l’autre côté de cette route, un cours d’eau croupie, boueuse et mal odorante à franchir : 1 mètre 50, guère plus. Tout le monde saute malgré son chargement, mais le pauvre Tournier, ayant une cheville gauche foulée et enflée comme un ballon de rugby, se traîne lamentablement dans un suprême effort saute, et s’écroule en plein milieu de cette latrine. Qu’importe, on le sort de cette fâcheuse posture, et en route, coûte que coûte. Wintersdorff dort en marchant, s’accroche désespérément à la queue de la mule qui, effrayée lui envoie un coup de pied lui brisant sa montre-bracelet en or.


La lueur du soleil levant pointe dans le ciel noir, les étoiles disparaissent une à une… « Ici Palestine, au revoir ». Sans autre discours, nos contrebandiers nous abandonnent à notre sort et disparaissent derrière les rochers… Quant-à nous, épuisés nous roulons dans l’herbe et nous nous endormons ! Nos chaussures sont usées, de nos chaussettes il ne reste que la tige, nos jambes sont raides de fatigue…

Une sonnerie de trompette de cavalerie nous réveille brusquement. A une cinquantaine de mètres, un camp de la Royal Army de sa majesté nous ouvrait ses portes, et sans autres formalités, nous invite au premier breakfast avec la « nice cup of tea » et les œufs au bacon.


Nous n’étions pas les premiers aviateurs, et l’Intelligence Officer de service connaissait déjà toute notre histoire, nos noms. Notre arrivée signalée n’était pas une surprise. Quel fut notre étonnement de retrouver, dans un uniforme de capitaine anglais le coiffeur du mess : « Abdulla » qui nous était familier… Belle organisation ! ! ! Après une bonne nuit réconfortante et un sérieux nettoyage, tant vestimentaire que corporel, le lendemain, un véhicule nous conduisit à Jérusalem, au « King David », invités par les officiers du Head Quartes au champagne, avec « Marseillaise » au piano… Une excellente soirée patriotique et de parfaite fraternité.

L’Ambassade de Beyrouth qui avait annoncé l’arraisonnement de l’Antélias avait déjà fait parvenir son rapport, et trois jours après sur le camp de la Royal Air Force d’Héliopolis, nous avons retrouvé des photos de groupe de bombardement d’Alep, avec au premier rang le commandant Ader, des vues aériennes des bases de Rayack, avec entourés au crayon rouge les dépôts d’essence et de munitions et même la mission photos de Crête du 16 juin 1940, avec l’identité de l’équipage. Nous n’étions pas des inconnus pour la Royal Air Force, et immédiatement embrigadés et désignés pour remplacer les équipages français descendus par les Italiens à El Adem.


Puis, au dernier moment, une formation française d’Haïfa, commandée par le Flight lieutenant Jacquier, puis la n°2 French Figther Flight commandée en janvier 1941 par le Flight lieutenant Tulasne, exprimait désir de récupérer le personnel français dispersé dans les formations de la R.A.F. Le 342e Squadron Free French Air Force « Groupe Lorraine » est alors constitué avec un personnel peu nombreux mais de qualité, plein d’ardeur au combat, où Tournier y effectue 60 missions de guerre, alors que Golay et Wintersdorff, volontaires, transformés sur chasseur Hurricane, se distinguent dans la R.A.F., représentant dignement la France au combat… Mais tout ceci fait partie d’une autre histoire ».


(…) Début décembre 1940, je me suis retrouvé en uniforme de la Royal Air Force à Héliopolis, breveté « Observer » anglais.


Nous commencions à entendre parler du Gl De Gaulle et de son désir de regrouper les Français Libres – C’est ainsi que de petites unités de l’Armée de l’Air, ça et là, s’organisèrent.

En janvier 1941, le French Fighter Flight N°2 sous les ordres du capitaine Jacquier puis du capitaine Tulasne s’équipait avec un matériel varié : 4 Morane 406, 3 Potez 63/11, 1 Miles Magister, 1 Percival, 1 Potez sanitaire 29 et même 1 hydravion Loire 130 que le jeune Redor, amena grossir notre stock hétéroclite, en s’évadant de Tripoli notre mission essentielle du moment était limitée à la surveillance du port d’Haïfa et Canal de Suez, souvent survolés et minés par les Savoya-Marchetti de Mussolini décollant de Crête. Mission bien ingrate pour des Français Libres qui voulaient se battre. Toute la journée en alerte, en combinaison de vol, casqués, le parachute accroché, sous les fesses, nous attendions avec impatience la fusée rouge qui nous donnait l’autorisation de décoller à toute vitesse, les ordres nous étant communiqués en l’air, par radio.

Nous suivions avec attention les résultats de nos camarades de l’autre unité, le GRB1, lancé dans l’affaire Koufra et nous apprenions la disparition de plusieurs amis absorbés par le désert : Caron, Devin, Le Calvez, puis de l’équipage français détaché dans la RAF, le commandant Goumin abattu en Crête. Début juin 1941, la réunion de nombreux aviateurs, sous les ordres du colonel de Marmier créa une escadrille avec des équipages uniquement français, sur Glenn Martin. C’est là que se forma mon équipage Ezanno-Tournier-Bauden qui effectuera 11 missions de guerre de reconnaissance photos et de bombardements, dans un calme relatif. Ce n’est qu’en septembre 1941 que tous les éléments français se regroupèrent à Damas pour former le Groupe Lorraine et commencer leur entraînement sur Blenheim.


Nous n’étions pas riches. Nous ne disposions alors que de cinq Blenheim alors que 20 étaient prévu et notre effectif s’élevait à 60 au lieu de 450, mais la qualité l’emportait sur la quantité. Le 15 octobre 41, le « Groupe Lorraine » fait mouvement sur l’Egypte, et le 16, l’Air Marshal Tedder, commandant la RAF au Moyen Orient donne l’ordre de l’engagement du groupe dans la bataille de Libye.


En feuilletant mon carnet de vol, je retrouve des noms qui me rappellent des souvenirs de gloire, de victoires, de peur, de sueurs froides et malheureusement parfois, de profondes tristesses : Aboukir, Genifa, Fuka, terrain 65 où notre avion se crashe en panne, terrain avancé 103, retour terrain 10, un moteur en panne – Tobrouk, bombardement concentration de troupes – Trigh Capu220, bombardement de chars de la 15e et 21e Panzer Division de Rommel, avion sérieusement touché par la Flack – El Adem où l’avion de Sandre-Melchersky-Lann est descendu en flammes, tous tués ! – Le pauvre Lann, la veille il me disait avoir la « pétoche ». La mission du lendemain lui permettait de terminer son tour d’opérations. Après… et bien après il n’en ferait plus d’autres ! Il avait assez fait pour mériter sa Croix de guerre ! Hélas, il était tué le lendemain… et sa croix de guerre lui fut décerné à titre posthume !

Terrain de Gambut, le 6 décembre, une stupide catastrophe endeuille le groupe : 3 avions français décollent fassent à 3 avions anglais… Une hécatombe : des bombes qui explosent, des avions qui flambent, des chairs humaines déchiquetées… A bord de notre Blenheim, les moteurs au ralenti, nous assistons à cet horrible spectacle. Une cervelle humaine et une montre bracelet tombent près de notre fuselage… Un chien kabyle sauvage, dévore cette cervelle sous nos yeux ! Ezanno, cet homme si rude au combat, fait son signe de Croix et la tête dans les deux mains se recueille et prie… 10 minutes plus tard, nous décollons pour effectuer la mission initialement prévue. Dans cette catastrophe Fifre est tué, de Maismont grièvement blessé. Comment Soulat a-t-il pu s’en sortir ? Un miracle… Scegga : attaque des postes DCA allemands. Nous arrivons à un tel degré de précision dans nos bombardements et à une si parfaite entente entre membres d’équipage, qu’il m’arrivait de mettre en ligne 4 postes de DCA et de les bombarder avec une bombe chacun, faisant ainsi en une seule mission 4 fois « mouche » sur 4 objectifs différents. Timini – Gazala – Mechili – Sidirezec – Bardia – Sollum… Les terrains d’atterrissage se succèdent, soit en avançant vers l’Ouest, soit en reculant vers l’Est, suivant les combats au sol. Le brusque revirement des situations provoque des émotions : nous nous retrouvons aux portes du Caire ! Mais l’avance des chars de Rommel a été trop rapide, l’intendance n’a pas suivi et les blindés allemands se retrouvent immobilisés, faute de carburant. Nous en profitons pour les « pilonner », reprendre l’initiative du combat et repartir de plus belle, en direction de la frontière tunisienne.

Parfois, en vol, nous recevons l’ordre d’atterrir sur un autre terrain que celui du décollage… Adieu, le peu que nous abandonnons dans le trou de sable qui nous servait de chambre à coucher… 2 fois de suite, j’ai perdu mon cahier de notes, pour finalement tout abandonner las de recommencer. Dans le désert de Libye les nuits sont illuminées par les étoiles… Nous nous promenons parfois, Masquelier et moi à travers les trous qui nous servent de refuge, contre les attaques des Messerschmitt et qui sont recouverts d’une toile et d’une mince couche de sable pour le camouflage. Ca et là, quelques tentes espacées… En passant devant la tente du colonel Pijeaud, arrivé la veille pour prendre le commandement du groupe, la mince lueur d’une lampe tempête laissait apercevoir, en ombre chinoise, le torse nu du colonel qui se rasait. Il était grand, costaud, bien charpenté, bel homme, et je rappellerai toujours l réflexion de « Mosquito » (surnom donné par les Anglais à Pasquelier) à son égard : « Si ce n’est pas malheureux de voir un si beau gars allé au casse pipe ! ». Le lendemain 20 décembre 1941, nous décollions pour le bombardement du port de Bengazi – quatre Blenheim à Croix de Lorraine font partie de cette mission, Pijeaud en tête, l’équipage Ezanno – Tournier – Bauden ailier droit, Redor – Boisrouvray - Perbo ailier gauche. Entre deux couches de nuages superfasées tout le squadron, en parfait alignement, évolue en direction de l’objectif. Tout à coup, nous apercevons sautant de nuages en nuages une quantité inquiétante de chasseurs allemands, les fameux Messerschmitt 109-F équipés du canon axial. L’attaque commence. Les Allemands foncent sur nous à deux contre un. Le vol de groupe se disloque. Ca tire dans tous les sens, sa explose, ça se parachute, ça brûle… Les traçantes donnent à ce spectacle féerique, l’aspect d’un feu d’artifice de 14 juillet. L’ailier gauche, celui de Redor – Boisrouvray – Perbos explose, déchiqueté, en flammes il s’écrase au sol. Notre « leader », Pijeaud disparaît devant nous, en feu… Spectacle éblouissant, où le désir de survie est plus intense que l’apitoiement. Un Messerschmitt 109 nous passe par l’avant, sans oublier de nous mitrailler au passage. Notre avion vibre de tous les impacts. Ezanno tire. Un autre Messerschmitt nous attaque par l’arrière. Bauden crie au pilote « attaque arrière droit… Go ! » Ezanno obéissant, vire sec à droite, je suis plaqué dans mon habitacle, une balle pulvérise mon bloc des … de bombardement, je vois un trou énorme dans l’aile droite, je vois même le pilote allemand dans son habitacle, tellement il est prêt de nous, nous frôlant de son fuselage, je vois toutes les balles des mitraillettes du brave Bauden, pénétrer dans le Messerschmitt, je vois une énorme fumée noire passer en trombe sous notre fuselage… Le commandant Marseille, un « As » allemand aux 105 victoires, sauve sa vie en se parachutant.

Ezanno pique à mort jusqu’au sol…mais dans quel état est notre avion ! Les moteurs bafouillent, impossible de larguer nos bombes, notre beau Blenheim n°12 se crashe sur le terrain, sans exploser !… Nous comptons 98 trous de balles de 13 m/m, quatre trous d’obus, les plaques de blindage qui protègent chaque membre d’équipages sont bosselées et striées par les éclats… Merci mon Dieu ! Mais les pertes sont lourdes, et le colonel commandant le Lorraine ne revint pas de sa première mission de guerre. Le capitaine de Sainte Péreuse prend le  commandement du groupe et nous continuons nos missions.

Au coté de Bardia et d’Agedabia de fortes concentrations de troupes et de blindés allemands nous permettent quelques splendides résultats.


Je me souviens du dernier jour de l’année 1941, ce 31 décembre où une cinquantaine de chars, tous bien groupés à leur point de ravitaillement en carburant à 10 miles au Se d’Agedabia, pour se protéger de nos avions qui arrivaient sur eux, à la verticale, déclenchèrent une DCA bien fournie de toutes leurs armes, un vrai rideau de feu. Nous voyons devant nous, inscrits dans le ciel comme des milliers de traits de crayons rouges et bleus, les traçantes, les incendiaires, mêlées à celles que l’on ne voyait pas, nous fonçons, bien groupés, imperturbablement dans cette fournaise, pour atteindre l’objectif. C’est Ezanno qui est le leader des cinq Blenheim. Alors que je l’oriente en bonne direction par mes « left… left… rigth… steddy » nous entendons les impacts des balles qui nous transpercent de toutes parts, mais avons la joie de voir nos bombes « courir » vers les chars qui explosent et brûlent, et vers les citernes d’essence qui s’entament en d’immenses fumées noires. Je pense que les pertes infligées à l’ennemi réduiront les menaces qui pèsent sur nous. Notre Blenheim n°12 Bis, trop touché, ne revolera plus. Ezanno part en chercher un autre au parc d’Alexandrie.

Halfaya, cette forteresse de rochers, au milieu des sables, en bordure de mer, tombe, fin janvier 1942 ; un énorme stockage de matériel allemand est récupéré par nos alliés. Le Lorraine est retiré des opération, faute d’équipages, et le 16 janvier 1942, un Bombay de la RAF ramène au Caire les rescapés. Nous laissons dans le sable 28 de nos camarades, la moitié de l’effectif PN du groupe.
Le Caire est une ville merveilleuse, mais surtout, nous y retrouvons une vie civilisée, des autos, des magasins illuminés, des terrasses de café, des femmes qui nous sourient. J’apprécie un lit avec des draps, un robinet d’eau douce, une baignoire. Légèrement atteint de scorbut par suite du manque d’hygiène pendant ce long séjour dans le désert de Libye, avec sa chaleur, ses vents de sable, son manque d’eau et des conserves comme nourriture essentielle. Dès le contact avec le shampooing indispensable, mes cheveux n’ont pas résisté, je me suis retrouvé entièrement chauve pour la vie. J’en porte encore aujourd’hui les séquelles qu’aucune lotion capillaire n’a pu réparer.
Les trois citations au Lorraine couronnant des 400 missions de guerre, mais sur les vingt équipages, douze seulement revinrent et souvent avec blessés. Le groupe se reforma à Damas avec l’appoint de huit équipages tout frais, arrivés d’Angleterre.

L’Afrika-Korps bat en retraite !
Le 2 mars 1942, à Rayack, le général Catroux en présence du Président de la République Libanaise, Monsieur Maceache, remet la 3e Palme au fanion du Lorraine. Ayant effectué deux tours d’opérations en Libye, j’ai la promesse du commandement d’entrer en école de pilotage dès notre arrivée en Angleterre. En attendant, pour ne pas rester inactif, je fais partie de l’équipage d’Air France Libre du capitaine Cernak, sur Farman 222, avion préhistorique, avec ses quatre moteurs en tandem et qui, cependant, péniblement, réussi à assurer la ligne Damas le Caire Brazaville. Le 13 juillet 1942, nous ramenons notre chef des FAFL le général Valin au Caire, et l’épouse de notre camarade Roquère à Damas.


Quatre bateaux différents se partagent le transport du groupe de Suez vers l’Angleterre via Durban. Sur les quatre bateaux, deux sont torpillé, et nous perdons plusieurs des nôtres, en particulier Jean Paul Roquère, au large de Freetown dans le Golfe de Guinée.
Ce n’est qu’en avril 1943, que nous commençons sur le terrain de West Raynham, l’entraînement sur notre nouvel appareil, le Boston, qui équipera le « Groupe Lorraine », avion rapide puissant, avec ses deux moteurs de 1800 CV, merveilleusement maniable pour l’attaque en rase-mottes. Maintenu, dans le même équipage Ezanno Tournier Baden. Je perds l’espoir d’effectuer mon pilotage.

La vie en Angleterre n’a rien de comparable avec la vie du désert de Libye où nous battions certes, contre l’Afrika-Korps, mais aussi contre le sable, la chaleur, la soif, le manque d’eau. Là, le « luxe » ! Réveil charmant par une waaf qui nous apporte la « nice-cup of tea » et qui prend nos vêtements pour les brosser, nos chaussures pour les cirer, pendant que nous prenons notre douche. L’entraînement ne se fait pas sans quelques accrochages. Le capitaine Roques, affecté au « Groupe Bretagne » destination Tunisie, se tue en Tripolitaine. Le Lieutenant de Grammont se tue à son 1er lâché. Ducors et Armfield, à l’entraînement en rase mottes percutent la planète et se tuent.
Enfin prêt, nous effectuons la première mission opérationnelle sur les côtes de France, le 12 juin 1943, par le bombardement des docks de Rouen.

Que c’est beau de revoir les côtes de France ! Et pourtant, à chaque passage, nous recevons un violent mitraillage de la DCA. Le 3 juillet, au cours d’une mission « Cloud Cover », Pineau et Raymond Pétain, son navigateur, sont descendus et tués. Les objectifs se succèdent : Flushing, les usines Dornier, Meaule, les usines Potez, la gare d’Abreville. Leur avion sérieusement touché, De Brette et Hetigin se tuent au retour d’une mission… Lucchesi et Barulier se crashent sur une plage anglaise. Le dimanche 3 octobre à 13 heures 45 précises, nous lâchons nos bombes, en rase mottes sur la centrale électrique de Chevilly la Rue. Un « bombing » particulièrement précis, pas une bavure, mais une DCA meurtrière. Deux équipages au tapis : Lamy, dont le Boston est sérieusement endommagé, se crashe volontairement dans la Seine, se sacrifiant, pour éviter les maisons de Paris, son équipage et lui-même sont tués.

L’équipage Lucchesy se crashe dans une clairière de la forêt de Fontainebleau, rien n’est plus déchirant que d’entendre, dans la radio, ce camarade, d’ont l’avion est touché à mort, appeler le colonel de Rancourt « Attendez-moi, attendez-moi, mon moteur droit m’a lâché ! »
Ce que nous avons toujours apprécié chez nos camarades de la RAF, c’est la préparation de chaque mission avec minutie et précision, que nous connaissions, avant le décollage, le nombre et le type des pièces de DCA allemandes que nous allions rencontrer, le type et l’altitude des nuages, qui, éventuellement pouvaient nous être utiles pour nous camoufler, nous avions les photos verticales et horizontales de l’objectif, ses dimensions précises et nous partions confiants certain que s’il nous arrivait malheur, nous avions les moyens de nous en sortir.
Ezanno, ayant quitté le Lorraine pour un groupe de chasseurs bombardiers, je continue mes missions comme observateur bombardier de remplacement. En volant avec de nombreux différents pilotes, je constate que je n’avais plus la même précision qu’en équipage constitué. Ezanno avait un pilotage d’une finesse rare, et nous avions ensemble effectué un tel entraînement avec 54 missions qu’il me semblait que notre équipe était invulnérable.

Courcelle – Charleroi, mission du 22 octobre 1943, catastrophique ! Le Uring entier en law level rentre dans un vol d’oies sauvages, plusieurs Boston sont endommagés. L’équipage Stolof – Lang est abattu par la DCA, le capitaine Ladousse est grièvement blessé. Roussellot blessé au visage rentre de justesse. Mon pilote Ratisbonne me signale que le moteur droit flanche, il faut choisir, où se cracher sur la côte française ou tenter la traversée de la Manche, nous réussissons à rejoindre la côte anglaise. En rentrant au terrain d’Hartford-Bridge nous trouvons le lit de notre cher camarade Colcanad qui couchait dans notre chambre, enveloppé en « paquet de tabac ». Ceci est significatif. Il s’est tué accidentellement au cours d’une mission d’entraînement, avec Laurent son pilote. Comme il doit être malheureux de ne pas être mort au combat !


Un nouveau genre d’objectif nous est confié : les rampes de lancement des V1. Ces objectifs sont particulièrement bien camouflés et difficilement repérables. Nous y arrivons cependant, en rase mottes, quand la Flack se déclenche, découvrant ainsi leur position. Ces missions ne sont pas sans pertes. Le 23 décembre 1943 à Mesnil-Allard, l’avion de Lynch-Goychman se crashe, Prandi-Ginestal sont tués. Le Boston de Petit-Ghigliotti descendu en flammes sur la côte française… Rien de plus triste que de voir un ami quitter le vol du groupe, en feu, seul avec lui-même et de rester impuissant devant le drame qui l’attend, sans pouvoir lui tendre la main… Heureusement, apprenions quelques jours plus tard, que Petit était prisonnier, hospitalisé, grièvement brûlé.

Tous les trois mois, la RAF nous octroie un petit repos. Londres est un lieu de prédilection pour un célibataire de la France Libre en permission. Je loge dans un petit hôtel, près de Kessington. Mais les nuits londoniennes ne sont pas de tout repos, toutes les ½ heures un V1 tombe sur la ville, et ce soir là, un de ces engins explose à une si courte distance de nous, qu’une partie des cloisons séparant les chambres s’effondre, et c’est ainsi que je fis la connaissance de ma voisine. Mon troisième tour d’opération se termine – devant retourner en OTU pour reconstruire un équipage. Le colonel de Rancourt obtient de m’expédier à l’école de pilotage. Je quitte, bien triste, le « Groupe Lorraine », mais sachant que j’y reviendrai comme pilote.

Mes connaissances techniques me permirent de passer, rapidement toutes les écoles d’instruction au sol, car dès mon arrivée, je subissais l’examen final avec succès. Je prends ma première leçon de pilotage le 5 juin 1944, pour être breveté « above avérage » le 4 avril 1945, soit en 10 mois. Un record de vitesse ! Mais cependant, pas encore assez vite ! Le Boston, équipant le « Groupe Lorraine » avait été remplacé par le Mitchell. C’est alors que j’effectuais mon solo sur ce type d’avion le 16 mai 1945, que la tour de contrôle me donna l’ordre de me poser d’urgence, la guerre étant finie.

Une profonde joie se mêlait au regret de ne pouvoir faire mes preuves comme pilote avec mes camarades du « Groupe Lorraine ». Il m’a permis de me justifier dans cette spécialité  en Tunisie, au Maroc, en Indochine et en Algérie, terminant ma carrière avec un total de plus de 500 heures de vol, dans près de 1000 heures de guerre en 280 missions.

Il faut donc tourner cette belle page d’histoire, en laissant derrière elle ses précieux souvenirs et cette fraternelle camaraderie dans le combat. Nous avons subi de cruelles pertes, mais la guerre est enfin terminée… et il faudra se séparer, dans la médiocrité de la paix retrouvée.
De tous mes camarades morts pour la France, je garde en mémoire leur silhouette éclatante de jeunesse, ceux qui ne vieilliraient jamais, et je leur demande pardon de ma chance qui n’a pas voulu que je reste jeune avec eux.


A ceux qui sans espoir de survie se sont engagés, volontairement, dans la voie de l’appel du 18 juin, alors que tout semblait perdu.

Colonel Raymond TOURNIER:

Compagnon de la Libération

Commandeur de la Légion d’Honneur,

Médaillé Militaire.